Quito, la tête dans les nuages

Rien ne ressemble moins à une métropole sud-américaine que la capitale de l’Équateur. Perchée à 2 800 mètres d’altitude, au pied d’un volcan en activité, la ville andine coule des jours tranquilles.

 

Le panorama a de quoi donner le tournis : c’est toute la ville de Quito qui semble tanguer entre les montagnes, les « cerros » comme on dit ici. Sur la gauche, des grappes de maisonnettes se dressent à flanc de colline : elles se font de plus en plus rares au fur et à mesure que l’on s’approche des sommets. Sur la droite, c’est le même spectacle de petits cubes blancs et gris posés sur le vert sombre du relief. Droit devant, presque aussi loin que la vue peut porter, se découpe la ville moderne, avec ses buildings et ses centres commerciaux à l’américaine disposés de part et d’autre de l’immense Avenida Amazonas. La distance ne permet pas vraiment de distinguer les quartiers bourgeois, boisés et tranquilles, sur le sommeil et l’ennui desquels veillent, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, des gardes privés armés jusqu’aux dents (en fait, bien souvent des gamins de 18 à 20 ans qui, le fusil à canon scié négligemment posé sur l’épaule, se donnent des airs d’importance en toisant le passant). Plus près, au premier plan, c’est le fourmillement du Quito colonial, avec son délicieux dédale de ruelles pentues que dévalent les autochtones, sans trop s’attarder sur les couleurs pastel des façades ou les délicats balcons. Mais les belles places ombragées (Plaza San Diego, Plaza Santo Domingo, Plaza de Independencia) offrent heureusement d’excellentes plages de repos : on s’y détend tout en profitant de l’animation toujours bon enfant de Quito, entre colporteurs inspirés, Hare Krishna martelant d’invisibles triangles et inévitables vendeurs de tamales (petits pains à base de maïs, cuits à la vapeur et fourrés au porc ou au poulet) et d’empanadas (beignets au fromage ou à la viande).

 

Juste en dessous, la Calle García Moreno, qui nous a amenés jusqu’ici. Ici, c’est le Panecillo, baptisé ainsi par les Espagnols à cause de sa forme de petit pain, véritable mirador naturel (à 3 000 mètres d’altitude, il domine toute la ville, située 200 mètres plus bas) et point de repère pour les habitants de Quito. On pense que le nom authentique du lieu est Shungoloma, qui signifie en quechua la « colline du coeur » : à l’époque préincaïque se dressait ici un temple dédié au dieu Soleil. Dorénavant, le site est occupé par un monument gigantesque dédié à la Vierge Marie. Mais n’est pas Rio qui veut et, en fait, le vrai géant qui veille sur la ville n’est ni aussi bienveillant ni, surtout, aussi visible que la Vierge du Panecillo. Seulement voilà, en cette fin de matinée, comme c’est souvent le cas, les nuages ont repris possession de Quito : en lambeaux ou par nappes, ils se déplacent sur la ville en faisant disparaître certains quartiers. La ville étant en forme de cuvette, les habitants du versant gauche peuvent souvent constater que leurs homologues du versant droit ont la tête dans les nuages, et vice versa.

« Oui, c’est vrai que les nuages font un peu partie de notre quotidien, mais, à 2 800 mètres d’altitude, cela n’est pas vraiment surprenant. » C’est Alvaro Martínez qui parle. La trentaine rayonnante, il n’a pas son pareil pour repérer le touriste en quête d’explications. Il est de ceux qui n’ont jamais voyagé mais qui connaissent le monde entier, de ceux qui n’ont rien mais qui proposent tout. Le vrai symbole de cette ville, c’est le Pichincha, assène-t-il en pointant sur le côté gauche un immense cône que l’on distingue vaguement. Tu connais beaucoup de capitales qui ont été construites au pied d’un volcan en activité ? Moi pas ! C’est de la folie : les jours clairs, on voit très bien les gaz corrosifs et les nuages de cendres qu’il crache épisodiquement. Ces multiples éruptions ont véritablement rythmé la vie des Quiteños au cours des siècles, et la ville change d’ailleurs d’aspect lorsque, du cratère du Pichincha (situé à 4 794 mètres d’altitude), s’élèvent des colonnes de cendres et de vapeur qui retombent ensuite sur Quito, l’enveloppant d’un inquiétant manteau gris.

L’excursion sur le cratère du Pichincha est d’ailleurs un moment inoubliable, autant pour la luminosité – on s’y rend à l’aube, quand la visibilité est la meilleure – que pour l’ambiance lunaire qui s’en dégage. La Jeep qui y conduit louvoie lentement entre fumerolles et petites crevasses avant d’aboutir enfin au sommet, battu par des vents nauséabonds aux relents de soufre. Et là, plus que par le cratère lui-même, l’oeil est irrésistiblement attiré par les colosses qui se profilent devant. Il s’agit de la somptueuse « allée des volcans », si bien décrite par le grand scientifique allemand Alexander von Humboldt : une double rangée de volcans qui s’étendent en enfilade sur près de 250 kilomètres. Ils sont une vingtaine au total, dont huit encore en activité et neuf qui dépassent 5 000 mètres d’altitude. Avec ses 5 897 mètres, le Cotopaxi, au sommet neigeux, est le volcan en activité le plus haut du monde. Von Humboldt, que le libertador Simon Bolívar présentait comme l’ »explorateur scientifique du Nouveau Monde dont les études ont apporté à l’Amérique plus que tous les conquistadors réunis », ne s’était pas trompé en décrivant cette aberration naturelle comme un des plus beaux spectacles qui lui ait été donné d’observer.

En Amérique du Sud, les baroudeurs vous parleront de Manaus ou d’Ushuaia, les mystiques de Cuzco ou de Chan Chan, les intellos de Bogotá ou de Buenos Aires, les fêtards de Rio ou de Salvador de Bahia. Mais personne ne parle de Quito. C’est qu’ici, contrairement au reste du continent, rien n’est excessif, rien n’est grandiloquent. Son chevalet bien planté en face de l’église de la Compañia, Federico parle plus qu’il ne peint, mais son discours est on ne peut plus juste. Quito n’a en effet rien de la métropole sud-américaine typique : le chaos urbain, ce n’est pas ici que vous le trouverez ! L’air est respirable et la circulation presque supportable. Et puis on bascule carrément dans le rêve lorsqu’on voit débouler – en site propre s’il vous plaît – un trolleybus flambant neuf. Quito et son centre colonial ont décidément un côté « propre sur soi » qui incite à la promenade, et son architecture, où prédomine le style baroque espagnol, a presque quelque chose de familier pour le visiteur européen. On est ici très loin des eaux boueuses de Guayaquil, la capitale économique du pays. Grand port d’exportation (notamment de la banane, « l’or vert », dont l’Équateur est devenu le premier producteur mondial), Guayaquil est – chemises qui collent et tétons qui pointent – caribéenne, tandis que Quito conserve un caractère andin prononcé. Cependant, et c’est bien là un paradoxe regrettable, on ne trouve pas à Quito la moindre trace de son passé précolombien.

 

L’explication est à chercher dans l’Histoire. Le site de Quito fut établi lors du premier millénaire de notre ère et servit de capitale fortifiée à de nombreuses ethnies, notamment les Shiris et les Quitús (qui donnèrent leur nom à la ville). À la fin du XVe siècle, ces ethnies furent balayées par Huayna Cápac, le onzième Inca. Les ethnies locales ne portaient donc pas les Incas dans leur coeur, et furent d’ailleurs de précieuses alliées des Espagnols lorsque ceux-ci massacrèrent à leur tour les Incas. En 1534, le général inca Rumiñahui décida de pratiquer la politique de la terre brûlée dans sa retraite, et rasa le Quito inca avant l’arrivée des troupes de Pizarro.

A une vingtaine de kilomètres au nord de Quito, juste au-delà des cerros qui circonscrivent la ville, se trouve une étrange bourgade, entre Legoland et cité fantôme. C’est Mitad del Mundo, la « moitié du monde » : quelques maisons éparses, quelques ruelles sempiternellement vides la semaine mais surpeuplées le week-end, lorsque les habitants de Quito viennent y prendre l’air ou se divertir dans les centres d’attractions tout proches. Ici, tout part et tout mène à la Mitad del Mundo, cette longue ligne jaune qui sépare la planète en deux hémisphères et sur laquelle se dresse un immense monument surmonté d’un globe terrestre de 30 mètres de haut. Alors, bien sûr, le staccato des appareils photo peut parfois gêner mais, à bien y regarder, surtout ici en Équateur, cette ligne a vraiment quelque chose de magique. Surtout lorsqu’on a la chance d’y passer lors d’une des deux équinoxes, celle du 21 mars ou celle du 21 septembre : là, hommes et animaux perdent leur ombre et déambulent librement, affranchis de leur insaisissable jumeau. Plus loin, taches blanches qui s’affairent sous un toit de guirlandes bariolées, un groupe d’une cinquantaine de personnes se livre à un rituel visiblement plaisant. « Nous sommes venus ici pour fêter la Punlla Tuta avec les chamans sicochas », déclare Enrique tout en enlaçant tendrement sa compagne. A l’occasion des cérémonies d’équinoxe, les chamans bénissent les couples grâce à l’énergétisation solaire. « En fait, la Punlla Tuta, c’est le couple solaire, c’est la conjonction du corporel et du spirituel, de l’homme et de la femme, du Soleil et de la Lune : la légende veut qu’un jour le Soleil, grand séducteur, commença à sourire aux étoiles, ce qui dérangea la Lune, qui décida de s’en aller. Mais, comme une bonne amante, elle revient chaque fois pour voir comment va son mari le Soleil. C’est cela, le couple solaire que nous fêtons lors des éclipses et des équinoxes. »

Rempli « d’ondes positives », le site est également chargé d’histoire, car c’est ici que la fameuse expédition de La Condamine détermina, en 1736, la position exacte de la ligne équatoriale. Depuis les théories émises par Newton, les savants cherchaient à connaître la forme exacte de la Terre : si Newton avait raison, elle devait être aplatie aux pôles. L’Académie française des sciences décida alors d’organiser deux expéditions, l’une vers le pôle, l’autre vers la zone équatoriale, pour mesurer in situ la longueur d’un arc de méridien de 1 degré. Si l’expédition polaire, menée en Laponie, se passa sans problème, l’expédition équatoriale menée dans la région de Quito (qui s’appelait alors l’Audiencia de Quito et faisait partie du Virreinato del Perú) fut marquée par d’interminables disputes entre les scientifiques et le décès de plusieurs d’entre eux. Elle dura neuf ans. Mais les résultats furent étourdissants, puisque l’expédition ramena en Europe le quinquina (dont on tira la quinine) et le caoutchouc (transcrit du quechua cahuchu), en plus bien sûr de la détermination de la célèbre ligne. Les scientifiques français commencèrent dès lors à appeler l’Audiencia de Quito la « terre sous l’Équateur », et c’est sous le nom de República del Ecuador que l’Audiencia proclama définitivement son indépendance, en 1830.

 

Une petite heure à peine après avoir quitté Mitad del Mundo en direction du nord, on pénètre dans un autre monde, celui que finalement beaucoup de gens viennent chercher ici : le monde andin. À Otavalo, à une soixantaine de kilomètres à peine de Quito, les ponchos bleus ont remplacé les costumes trois-pièces, tandis que la pauvreté se fait plus voyante mais plus digne. Car, si la vie du campesino équatorien est une longue lutte pour assurer la subsistance des siens, la fierté et les mécanismes de solidarité qui animent les communautés indigènes apportent un réconfort quotidien. Et ici, en territoire quechua, la voix de la Confédération des nations indigènes de l’Équateur (Conaie) est parole d’Evangile, comme nous l’affirme Teodoro Mendoza sur la magnifique Plaza de Los Ponchos, le marché le plus connu d’Équateur, qui, entre tapis, chemises et ponchos – évidemment -, irradie de couleurs entre les petits auvents qui la tachettent. « Nous sommes la voix et la pensée des peuples indigènes d’Equateur, et notre but est l’unification des diverses organisations indigènes pour lutter contre l’Etat uni-national (Sic) et empêcher la perte de ce qui fait vraiment la richesse de l’Equateur, sa diversité et ses nations indigènes (la population du pays est composée de 25 % d’indigènes et de 50 % de métis, contre seulement 15 % de Blancs et 5 % de Noirs). Nous avons déjà obtenu de grandes victoires (comme le coup d’État pacifique de janvier 2000, qui aboutit au départ du président Mahuad), mais le chemin à parcourir est encore long pour nous sortir de la misère dans laquelle l’exploitation séculaire et la récente dollarisation nous ont plongés (le dollar est devenu la monnaie officielle de l’Équateur, avec un coût social exorbitant, payé principalement par les couches les plus pauvres de la population). D’ailleurs, nous avons l’habitude de dire que le véritable « axe du mal », c’est dollarisation-ALCA (Zone de libre-échange des Amériques, que les Etats-Unis veulent imposer à tout le continent)-plan Colombie (le plan antidrogue américain, qui concerne aussi l’Équateur). » « Ici, à Otavalo, nous tentons d’obtenir une juste répartition des revenus que génère ce marché prisé par les touristes du monde entier », continue Teodoro, en s’arrêtant çà et là pour attirer, en connaisseur, l’attention sur un sac en fibres d’agave ou un élégant panama. « Parce que les populations quechuas des hameaux voisins, ceux qui réellement tissent, brodent et confectionnent tout ce que l’on peut voir sur ce marché, sont exploitées depuis toujours : d’abord par les Espagnols, qui profitèrent de leur don inné pour le travail du tissu pour les obliger à travailler dans des ateliers ; ensuite par un petit nombre de riches marchands équatoriens, blancs ou mestizos, qui contrôlent plus ou moins tous les étals du marché et fixent les prix. Nous, nous disons : « Assez ! » et nous nous battrons jusqu’au bout pour retrouver notre dignité. »

 

Le jour où Teodoro aura réalisé son rêve, l’Équateur sera un vrai paradis sur terre, les pieds dans l’eau et la tête dans les nuages.

 

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