Par Mélodie Vanesse

Né en Équateur, plus précisément à Quito, Alfredo Gangotena est un poète hors du commun. Sa poésie, mystique et sombre, a la particularité d’être écrite à la fois en français et en espagnol. C’est à tout juste vingt ans que le poète équatorien se fait remarquer de tous, attirant particulièrement l’attention d’Henri Michaux, de Jean Cocteau ou encore de Max Jacob. Aujourd’hui, son nom reste largement méconnu en France comme en Équateur malgré un talent reconnu par les plus grands artistes du XXe siècle.

 

Alfredo Gangotena : de Quito à Paris

Né à Quito en 1904 au sein d’une famille de la grande bourgeoisie, Alfredo Gangotena fait ses premiers pas dans la littérature à l’adolescence. Il écrit alors ses premiers poèmes en espagnol et décide, en accord avec ses parents, de quitter les Andes pour la France en 1920.
Ce voyage a pour but de parfaire son éducation, mais le poète découvre une réalité nouvelle faite de bruit et de couleur : sa découverte de la France représente un bouleversement existentiel et initiatique pour le jeune poète.
A Paris, Alfredo Gangotena rejoint le milieu privilégié des élites intellectuelles latino-américaines et développe son sens artistique. Très vite, il produit ses premiers poèmes parisiens en espagnol et rencontre un franc succès. En 1923, ses poèmes commencent à être publiés en français dans des revues réputées comme Intentions. L’un des livres les plus importants de sa carrière, Orogénie, est publié en 1928 par les Éditions de la Nouvelle Revue Française. En parallèle, le poète continue à faire publier ses textes écrits en français et connaît un succès sans égal auprès des cercles français.
Les années 1920 et l’arrivée à Paris d’Alfredo Gangotena marquent une collaboration étroite entre le poète équatorien et Jules Supervielle, qu’il considère comme son mentor. Max Jacob, grand poète et romancier français, est lui aussi présent dès l’arrivée de Gangotena à Paris. Plus tard, c’est Jean Cocteau lui-même qui poussera le poète équatorien à publier son tout premier volume de poèmes en français. Toujours dans les années 1920, Gangotena se lie d’une amitié très forte avec Henri Michaux avec qui il partage ses réflexions et ses passions. En 1927, il décide de rentrer en Équateur avec Michaux qui s’inspirera de cette aventure pour produire le très controversé récit de voyage Équateur.

 

Alfredo Gangotena : le poète « francisé »

De retour dans son pays natal, Gangotena a beaucoup de mal à trouver sa place au sein d’une « aristocratie quiténienne arriviste » et d’une classe moyenne émergente. Jugé par ses proches comme « francisé », il s’isole et publie sans succès en 1930 l’un des poèmes majeurs de son œuvre qui reflète à la perfection son état d’esprit : « Pas une main amie […] Maudit ici et partout […] Ma seule tristesse ».
Alfredo Gangotena se rend compte que seule l’écriture solitaire lui donne satisfaction et décide de fuir les cercles littéraires équatoriens. Son œuvre est dès lors marginalisée. Au milieu des années 1930, au travers de Jocaste et Cruautés, le poète se démarque par une poésie amoureuse intense et ardente qu’il dédie à la poétesse française Marie Lalou avec qui il entretient une relation épistolaire. Leurs échanges sont d’une grande beauté, composés de jeux d’écriture et de poèmes ardents. En 1936, Gangotena décide de revenir en France afin de rencontrer Lalou mais le voyage s’avère décevant. La poétesse refuse en effet de le rencontrer à cause de sa maladie, une myélite en phase terminale qui la diminue. Gangotena décide de retourner en Équateur où son état de santé empire : il est atteint d’hémophilie. Il écrit son dernier recueil, Nuit, en 1938.
Pendant la Seconde Guerre Mondiale, il organise à Quito des manifestations contre le régime nazi et sera le porte-parole du Comité de la France Libre en Equateur. Le gouvernement français décidera d’ailleurs de le décorer de la Légion d’Honneur après sa mort. 
Gangotena meurt en 1944 à l’âge de 40 ans alors qu’il travaille sur un manuscrit signant son retour à la langue espagnole. Michaux lui rendra un fabuleux hommage en écrivant ces quelques phrases : « Pas d’accent qui m’ait frappé comme les siens. Imperfections ou influences subies sont regrettables, mais je ne suis pas arrivé encore à comprendre comment les départs de génie en lui n’empoignent pas les autres comme ils me le font à moi. »

 

Alfredo Gangotena : une poésie sans frontière

L’œuvre d’Alfredo Gangotena n’appartient pas à un pays en particulier. Le poète a en effet réussi à créer une poésie sans frontière, allant jusqu’à questionner la notion même de nationalité.
Tout au long de sa carrière, Alfredo Gangotena sera passé de l’espagnol au français puis du français à l’espagnol, errant d’une langue à l’autre au fil de ses inspirations, entrant puis sortant de ces demeures linguistiques.
A travers son œuvre, on comprend que chez lui, ces deux langues ne s’excluent pas mais se complètent. Le poète en arrive parfois à se traduire lui-même en modifiant l’original et en créant un jeu étrange dans lequel poète et traducteur sont une même personne.
L’œuvre d’Alfredo Gangotena est un véritable symbole de mixité linguistique dans la poésie, savant équilibre entre deux langues, deux cultures et deux expériences du monde différentes.